Un changement de pratique important est entré en vigueur le 1er janvier 2022 en matière d’examen des marques déposées sur un signe contenant une indication de provenance. Pour ces marques, l’Institut Fédéral de la Propriété Intellectuelle (IPI) a abandonné l’exigence d’une limitation à la
provenance géographique des produits et services au motif d’un risque de tromperie. La limitation est dorénavant requise que pour des indications géographiques protégées, et sur le fondement de la violation du droit en vigueur.
I. Introduction
Selon l’art. 2 let. c LPM (Loi fédérale sur la protection des marques et des indications de provenance (Loi sur la protection des marques, LPM) du 28 août 1992 (RS 232.11), sont exclus de la protection à titre de marque les signes propres à induire en erreur. Le risque de tromperie était jusqu’à présent apprécié de manière sévère par l’Institut Fédéral de la Propriété Intellectuelle (IPI) concernant les signes contenant un élément qualifié d’indication de provenance. Selon une pratique en vigueur depuis cinquante ans, une limitation à la provenance géographique des produits et services était systématiquement requise. Cette approche a été récemment remise en cause par les juges. L’IPI a suivi cette position et a décidé de fortement assouplir sa pratique en la matière.
Après avoir rappelé le régime d’examen du risque de tromperie sous l’ancienne pratique, nous présenterons son évolution depuis l’année dernière, à la lumière de la jurisprudence rendue. Nous traiterons ensuite des nouvelles conditions d’examen applicables depuis le 1er janvier 2022. Une brève analyse et quelques conséquences pratiques de ce changement seront exposées en conclusion.
II. Ancienne pratique et évolution récente
Jusqu’au printemps de l’année passée, pour toute marque contenant une indication de provenance, l’IPI exigeait de limiter le libellé de produits et services à ceux provenant du pays du lieu indiqué afin d’exclure un risque de tromperie quant à la provenance géographique de ces produits et services.
Cette règle de principe était suivie par les tribunaux. Toutefois, la position des juges s’est infléchie ces deux dernières années. Le TAF a ainsi estimé que la marque de services « SWISS RE – WE MAKE THE WORLD MORE RESILIENT », contenant l’indication de provenance « Swiss » ne devait pas être limitée, au motif que, pour des services, une indication de provenance n’est pas propre à induire en erreur si le déposant rend vraisemblable qu’elle est exacte par application de l’art. 49 al. 1 LPM (TAF B-5011/2018 du 25.5.2020 (SWISS RE – WE MAKE THE WORLD MORE RESILIENT) ; TF 4A_361/2020 du 8.3.2021), ce qui est le cas en l’espèce dès lors que la société Swiss RE a son siège et un réel site administratif en Suisse. Le TAF a par la suite confirmé sa position en retenant que les services couverts dans la marque « LOTERIE ROMANDE (fig.) », contenant l’indication de provenance « romande », ne nécessitaient pas de limitation en raison du respect évident de l’art. 49 al. 1 LPM. Pour les produits désignés, les juges ont en revanche considéré que ceux-ci devaient être de provenance suisse (TAF B-5280/2018, B-5382/2018 du 25.9.2020 (LOTERIE ROMANDE
[fig.]).
Début 2021, le TF a eu l’occasion de se prononcer sur la question suite au recours de l’IPI contre la décision du TAF relative à la marque « SWISS RE – WE MAKE THE WORLD MORE RESILIENT ». Le TF estime que s’il n’existe d’emblée aucun risque de tromperie, il n’y a pas de raison d’exiger une limitation de la liste des produits et des services. S’agissant du cas concret, le TF considère que
le TAF a correctement appliqué les conditions prévues à l’art. 49 al. 1 LPM et conclu à l’absence de nécessité de limitation des services.
Cette décision revêt une importance particulière, car l’IPI s’est alors conformé à cette approche en modifiant sa pratique pour les marques de services, allant même jusqu’à l’appliquer également aux indications de provenance étrangères. La limitation ne fut alors plus requise si, pour une indication de provenance suisse, le siège de la déposante était situé en Suisse et que la majorité des signataires autorisés avaient leur domicile en Suisse ou si, pour une indication de provenance étrangère, le déposant avait son domicile ou son siège dans le pays correspondant.
III. Nouvelle pratique
L’IPI a décidé d’assouplir encore et significativement sa pratique, en alignant son approche sur celle de l’Office de l’Union européenne (UE) pour la propriété intellectuelle et des offices nationaux des pays de l’UE (IPI, Newsletter Nº 5/2021 « Informations juridiques », Newsletter 2021/09-1 Marques et Designs du 21.9.2021, <https ://www.ige.ch/de/datensatzsammlung/ige-newsletter/ige-franzoesisch/newsletterinformations-juridiques/newsletter-no-12021-informationsjuridiques-
1-1-1-1). Le risque abstrait de tromperie géographique n’est plus examiné. Dès lors, une indication de provenance n’est pas retenue comme étant trompeuse tant que son utilisation correcte est possible. Il n’est donc plus exigé de limiter le libellé de produits et services à leur provenance géographique au motif que la marque contient une indication de provenance.
La partie 5 des directives en matière de marques a été modifiée en ce sens et précise les nouvelles modalités d’examen appliquées aux marques contenant une indication de provenance.
Le risque de tromperie géographique reste examiné. Mais seul un signe manifestement trompeur est refusé à l’enregistrement. C’est le cas en présence d’indications de provenance contradictoires dans les éléments constitutifs du signe, ou dans le signe et les produits et services désignés. La limitation est requise pour les indications géographiques protégées uniquement, à savoir :
- appellations d’origine protégées (AOP)/indications géographiques protégées (IGP) agricoles et non agricoles enregistrées en Suisse (art. 16 LAgr (Loi fédérale sur l’agriculture (Loi sur l’agriculture, LAgr) du 29 avril 1998 (RS 910.1) ; art. 41 LForêts GE (Loi sur les forêts (LForêts GE) du 20 mai 1999 (RSG M 5 10) ; art. 50a LPM);
- appellations d’origine cantonales viticoles suisses (art. 63 LAgr);
- enregistrements internationaux selon l’Acte de Genève de l’Arrangement de Lisbonne (Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle, Acte de Genève de l’Arrangement de Lisbonne sur les appellations d’origine et les indications géographiques et règlement d’exécution de l’Acte de
Genève de l’Arrangement de Lisbonne du 20 mai 2015, <https ://www.wipo.int/publications/fr/details.jsp?id=3983>) qui ne font pas l’objet d’un refus émis par la Suisse (art. 50e LPM),
– AOP/IGP figurant dans les annexes 7, 8 et 12 de l’Accord sectoriel entre la Suisse et la Communauté européenne ainsi que les indications géographiques (à l’exclusion des noms de pays et de régions) listées dans les accords bilatéraux et dans les accords de libre-échange entre la Suisse et des pays partenaires (pour autant que ceux-ci prévoient une obligation de refuser d’office l’enregistrement en tant que marque d’une indication géographique pour des produits ou services provenant d’un
autre lieu);
- indications géographiques étrangères pour les vins et spiritueux (art. 23 ADPIC (OMC, Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (tel qu’amendé le 23 janvier 2017), <https ://www.wto.org/french/docs_f/legal_f/31bis_trips_01_f.htm>) enregistrées en tant qu’AOP/IGP ou protégées à un autre titre dans le pays d’origine ; et
- dénominations couvertes par une ordonnance de branche (art. 50 al. 2 LPM).
Pour ces indications, l’exigence de limitation est fondée exclusivement sur la violation du droit en vigueur selon l’art. 2 let. d LPM, soit lorsque le signe est en conflit avec le droit national ou avec les engagements de la Suisse découlant de traités internationaux.
IV. Analyse et conséquences pratiques
Pour toute marque contenant un nom géographique et enregistré avec une limitation du libellé, sauf si celle-ci relève d’une des exceptions mentionnées ci-dessus, il est judicieux de considérer le dépôt d’une nouvelle demande d’enregistrement en Suisse, ou une désignation postérieure de la Suisse dans une marque internationale, sans limitation du libellé.
Les marques portant sur un signe contenant une indication de provenance se voient donc accorder un champ de protection plus large. Leurs titulaires pourront ainsi agir plus aisément contre les enregistrements ou exploitations de marques similaires. Notamment, la preuve de l’usage de la marque sera facilitée si celle-ci fait l’objet d’une invocation du défaut d’usage dans une procédure
d’opposition ou d’une action en radiation pour défaut d’usage. En l’état actuel, lors de la démonstration de la vraisemblance de l’usage, il était nécessaire de démontrer également la vraisemblance de la provenance des produits et services désignés telle qu’indiquée dans le
libellé limité. En août dernier, le TAF a admis la vraisemblance de l’usage des marques « U UNIVERSAL GENEVE (fig.) » et « UNIVERSAL GENEVE » pour les montres, mais nié l’usage sérieux pour les parties de montres, et, pour chacune de ces catégories de produits, vérifié la provenance suisse spécifiée dans le libellé (TAF B-2597/2020 du 26.8.2021). Cette décision fait actuellement l’objet d’un recours auprès du TF.
Néanmoins, il résulte de cet assouplissement de la pratique une certaine insécurité juridique. En effet, l’usage faux ou trompeur d’une indication de provenance reste prohibé (art. 47 ss LPM). En particulier, est interdit l’usage d’indications de provenance inexactes, de désignations susceptibles d’être confondues avec une indication de provenance inexacte, d’un nom, d’une raison de commerce, d’une adresse ou d’une marque en rapport avec des produits ou des services d’une autre provenance
lorsqu’il crée un risque de tromperie. Le caractère trompeur de l’origine géographique reste donc examiné, mais par les tribunaux civils et pénaux uniquement. En pratique, cet examen suppose une action en justice d’un tiers ou des autorités. Peu de marques seront donc annulées sur ce fondement. L’effet dissuasif de la limitation de la marque n’existant plus, il est à craindre que nombre de marques seront probablement utilisées pour des produits ou services d’une autre provenance, au risque, connu et pris par leurs titulaires, ou parfois méconnu, d’actions judiciaires à leurs encontres.
Cet écueil mis à part, les avantages de ce revirement sont nombreux.
D’abord et avant tout, cette nouvelle pratique va dans le sens d’une harmonisation au plan international. Elle permet une meilleure uniformité avec les pratiques des pays voisins et donc davantage de prévisibilité pour les déposants de marques en Suisse basés à l’étranger. Il convient également de saluer l’effort de simplification réalisé par l’IPI, dont l’abandon de la qualification
de l’indication de provenance comme étant simple ou qualifiée, permettant de faciliter les dépôts et suivis des procédures d’enregistrement par les déposants et leurs mandataires. En facilitant l’accès à la protection des marques pour les acteurs de l’économie, cette approche résolument libérale s’avère favorable aux déposants. La marque n’est plus présumée trompeuse lors de son examen, à charge pour son titulaire de ne pas l’exposer à une action en nullité d’un tiers en en faisant bon usage, soit un usage correct dans le commerce.
Si l’on peut s’étonner du passage d’une pratique du « tout » (limitation systématique, tromperie présumée) à une pratique du « rien » (limitation non requise, tromperie non examinée, sauf exceptions), l’IPI a vraisemblablement souhaité adopter une position cohérente sur le sujet. Ne disposant pas de l’information sur l’usage actuel et futur de la marque, l’examinateur n’est pas
en mesure de se prononcer sur la tromperie géographique in concreto. La limitation de principe permettait de contourner cet obstacle, mais ne convient plus à l’IPI, qui accorde de plus en plus d’importance aux circonstances du cas d’espèce pour évaluer les critères de protection.
En conséquence, la responsabilité revient au titulaire de la marque de s’assurer de la conserver en l’utilisant conformément aux attentes que le signe peut susciter. De même qu’un usage sérieux de la marque est requis à l’expiration du délai de carence de 5 ans, l’exigence de ne pas véhiculer une idée fausse sur l’origine des produits et services illustre que la marque n’est pas un droit acquis une fois enregistrée. Certaines conditions d’usage sont requises. En particulier, l’usage correct et sérieux est
nécessaire pour qu’au-delà d’un titre de propriété inscrit au registre, la marque puisse être efficacement mise en oeuvre afin de faire cesser des usages litigieux, ce qui est, rappelons-le, sa finalité.
Nathalie Denel, Juriste en propriété intellectuelle
15 mars 2022