Les publications dans la protection intellectuelle

Prémunir la marque contre les effets du défaut d’usage en Suisse

La recherche d’un nom disponible conduit souvent à la revue un grand nombre de marques antérieures similaires. Mais toutes ne sont pas des obstacles à l’enregistrement et à l’utilisation d’une nouvelle marque. Il convient d’évaluer au cas par cas les risques juridiques et pratiques d’une éventuelle réclamation du titulaire de la marque détectée. A cet effet, il s’avère particulièrement utile de savoir si cette marque est utilisée et, dans l’affirmative, quand, comment et dans quelle mesure.

La période de carence

En Suisse, il n’est pas requis de démontrer l’usage ou de déclarer une intention d’usage pour enregistrer une marque. En outre, les déposants ne doivent pas prouver l’usage d’une marque après son enregistrement pour la maintenir en vigueur. Cela étant, la protection est accordée pour autant que la marque soit utilisée (art. 11 al. 1 de la Loi sur la protection des marques (LPM)).

Si une marque n’a pas été utilisée pendant une période ininterrompue de cinq ans, dit « délai de carence », son titulaire ne peut pas faire valoir son droit à la marque, à moins que le défaut d’usage ne soit dû à un juste motif (art. 12 al. 1 LPM). Pendant le délai de carence, la marque ne peut être attaquée sur ce motif.

Pour les enregistrements suisses, le délai de carence commence à courir à l’expiration du délai d’opposition, à savoir trois mois après la publication de l’enregistrement, ou à la fin de la procédure d’opposition. Pour les désignations de la Suisse dans les enregistrements internationaux, ce délai débute à compter de la publication de l’octroi de la protection par l’OMPI ou, si un refus provisoire a été émis, à compter de la date de l’octroi de la protection (art. 50 al. a de l’Ordonnance sur la protection des marques (OPM), Partie 6, ch. 5.2.1, Partie 7, ch. 2.4 des Directives en matière de marques de l’Institut Fédéral de la Propriété Intellectuelle (IPI) du 1er mars 2022).

Le délai de carence s’applique également lorsque l’usage d’une marque est interrompu. Il débute alors à compter de la cessation de l’usage (décision du Tribunal fédéral 4A_265/2020 LUMIMART / LUMINARTE). Si l’usage reprend après plus de cinq ans, le droit à la marque est restitué avec effet à la date de la priorité ou du dépôt, à condition que personne n’ait invoqué le défaut d’usage avant la date du premier usage ou de la reprise de l’utilisation (art. 12 al. 2 LPM). Une simple invocation du défaut d’usage (par exemple dans une lettre de mise en demeure) suffit à empêcher la revendication de la marque, même si son usage reprend postérieurement.

Invocation du défaut d’usage

Le défaut d’usage pendant cinq années consécutives constitue un motif de radiation, partielle ou totale. La marque n’est pas annulée d’office mais des tiers peuvent contester sa validité sur ce motif.

L’invocation du défaut d’usage peut être soulevée dans le cadre d’une procédure judiciaire civile ou administrative auprès de l’IPI (art. 35 et s. LPM). Toute personne peut déposer une demande en radiation, sans justification d’un intérêt à agir (art. 35a al. 1 LPM ; décision du Tribunal administratif fédéral B-2627/2019 SHERLOCK).

En Suisse, le défaut d’usage peut également être soulevé par le défendeur dans une procédure d’opposition. Il suffit d’invoquer le défaut d’usage de la marque opposante (art. 32 LPM), contrairement à l’action en radiation, dans laquelle il faut démontrer la vraisemblance du défaut d’usage (art. 12 al. 3 LPM). La charge de la preuve incombe à l’opposant, qui doit démontrer un usage vraisemblable de la marque ou justifier de l’existence de justes motifs au défaut d’usage. A défaut, l’opposition est rejetée. Le défaut d’usage doit être invoqué dans la première réponse à l’opposition. S’il est invoqué par la suite, il n’en sera pas tenu compte (art. 22 al. 3 TmPO).

Si le délai de cinq ans expire ultérieurement, il est possible de requérir la radiation auprès d’un tribunal civil ou de l’IPI et de demander la suspension de la procédure d’opposition jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur la validité de la marque opposante (art. 23 al. 4 TmPO).

Si le défaut d’usage est invoqué, que ce soit dans le cadre d’une opposition ou d’une action en radiation, il faut rendre vraisemblable l’usage de la marque pendant les cinq années précédant l’invocation du défaut d’usage (art. 32 LPM).

A l’instar de la pratique de l’Union européenne, celle de la Suisse n’exige pas la preuve d’un usage continu pendant cinq ans. Il suffit que l’usage ait eu lieu pendant une partie de la période concernée. Un usage récent peut ainsi être suffisant (Partie 6, ch. 5.3.2, Partie 7, ch. 4.2 Directives en matière de marques de l’IPI).

Conserver les preuves d’usage de la marque

En Suisse, comme dans d’autres juridictions, la date à laquelle une marque commence à être utilisée, ou cesse de l’être, est un élément essentiel pour déterminer si elle est vulnérable à des actions en radiation pour défaut d’usage pendant la période de référence.

Lorsqu’une marque problématique est identifiée, surveiller son usage et agir dès que le délai de carence est échu (via, par exemple, une alerte) peut permettre d’éliminer le risque qu’elle pose à l’usage et l’enregistrement d’une marque similaire.

Inversement, l’accès à des preuves d’usage datées contribue à protéger ses marques. Il est ainsi possible d’évaluer le niveau de sécurité de la marque avant d’intervenir contre un usage litigieux ou une marque similaire.

Certaines preuves ne sont pas datées à l’origine. Tel est le cas des contenus temporaires sur Internet (par exemple, les newsletters, les articles de blogs et sur les réseaux sociaux, les pages de produits) ou des documents amenés à être régulièrement mis à jour (par exemple, les photographies de produits, les emballages, les cartes de visite). L’horodatage peut être une méthode intéressante afin de dater tout type de documents. La technologie blockchain est particulièrement utile pour automatiser la collecte, ainsi que dater de manière efficace et sécurisée un volume important de documents.

Outre la datation des preuves, l’autre question majeure est leur conservation. En cas de contentieux, disposer d’un ensemble de preuves facilement et immédiatement disponible est un avantage certain. Dans certains cas, cela peut également aider à démontrer un caractère distinctif accru acquis par l’usage.

Pour une collecte des preuves optimale, il est pertinent de suivre une méthodologie spécifique, incluant la désignation d’une personne dédiée à la supervision de cette collecte, l’identification des principaux points de contact opérationnels dans chaque département concerné (par exemple, Marketing, Finances, Ventes, Informatique), la rédaction et la diffusion de directives internes sur les preuves à conserver, et l’automatisation de la collecte autant que possible en utilisant des outils de surveillance des marques en ligne ainsi que la blockchain, qui facilite le stockage de la documentation à intervalles réguliers et évite toute altération.

On peut facilement concevoir que la documentation de l’usage soit annexée aux portefeuilles de marques, éventuellement sous la forme d’une chronologie pouvant être filtrée par produit ou service, date, type et valeur probante. Cette pratique permettrait de définir un indice objectif de l’usage de la marque et des risques de radiation associés, ce qui aiderait les juristes à lancer des campagnes pour conseiller les équipes opérationnelles sur l’usage correct de la marque et à collecter les preuves de cet usage. Cet indice pourrait également servir dans l’évaluation de la valeur financière de la marque.

Dès l’enregistrement de la marque, conserver les preuves de son usage de manière précise et structurée peut faire la différence dans un futur litige. Cela rend la marque plus résistante à d’éventuelles actions des tiers à son encontre. Et elle acquiert ainsi une plus grande valeur.

L’auteur remercie Monsieur William Fauchoux, Fondateur et Directeur de BlockchainyourIp, pour sa contribution.

Nathalie Denel, Juriste en propriété intellectuelle
26 janvier 2023

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